Deux créatrices de jeux vidéo issues du Cnam-Enjmin

La création des jeux vidéo se conjugue au féminin

© Accidental Queens

Ce sont deux anciennes étudiantes de l’École nationale du jeu et des médias interactifs numériques (Enjmin) du Cnam. Deux figures de la nouvelle vague du jeu vidéo où les femmes se frayent peu à peu un chemin. En 2017, Miryam Houali et Elizabeth Maler ouvrait leur studio de développement de jeux vidéo avec leur complice Diane Landais, pour commercialiser leur première création à succès : A Normal Lost Phone. Portrait en duo.

Ce soir, Sam célèbre ses 18 ans en famille. Ce pourrait être une agréable soirée festive. Seulement le lycéen a inexplicablement disparu et son père cherche en vain à le joindre. Vous en prenez vite conscience en fouillant son téléphone portable, que vous venez de découvrir. Placé·e face à l’interface d’un smartphone, vous endossez le rôle de l’enquêteur ou de l’enquêtrice. Afin de dénouer les fils du mystère, vous explorez textos, photos et emails. Et vous hackez peu à peu le système pour, d’énigmes en énigmes, déceler l’identité complexe de Sam.

Tel est le pitch de A Normal Lost Phone, le premier jeu vidéo développé par le studio Accidental Queens. Servi par une écriture subtile, ce jeu narratif renouvèle les règles du genre. Et surtout, bat en brèche les clichés. Peu s’y sont trompés : alors qu’il était encore au stade de prototype, il a séduit au-delà de l’univers des gamers. Si le jeu est atypique, ses créateurs le sont tout autant. Car c’est une équipe majoritairement composée de femmes qui a développé ce bel ovni. Un fait notable dans un univers où les hommes représentent encore 85% des effectifs.

Deux de ces « Reines par accident » sont issues des rangs de l’École nationale du jeu et des médias interactifs numériques (l’Enjmin) du Cnam : Miryam Houali et Elizabeth Maler se sont rencontrées sur les bancs de cette école, fréquentée au niveau master entre 2012 et 2014.

Vue extérieur de l'enjmin

L’Enjmin, une école connectée aux réalités du terrain professionnel

Entre ces deux élèves, les profils diffèrent. Miryam Houali est entrée dans l’univers virtuel par le biais de l’art. « Le jeu vidéo me passionne depuis longtemps. En tant que joueuse. J’aimais aussi dessiner, raconter des histoires », confie-t-elle. La façon dont « récit et techniques se rencontrent dans ce medium » ne sont pas pour lui déplaire. Au sortir du lycée, une classe préparatoire en arts appliqués lui avait procuré un bagage technique nécessaire avant deux années à l’Institut supérieur des arts appliqués (Lisaa) de Paris, au sein du programme spécialisé en jeux vidéo. « Cette école est très différente de l’Enjmin. C’est une formation très technique, orientée en graphisme uniquement. En en sortant, j’avais développé des compétences mais je ne possédais pas de réseau professionnel, essentiel dans ce milieu, ni de projets de jeux finis que je pouvais montrer. » C’est ce qui l’a poussé à poursuivre avec le master Jeu et médias interactifs numériques (Jmin) de l’Enjmin, option Conception visuelle, bien sûr. « L’intérêt de ce programme était de fournir un cadre proche d’un studio professionnel, où les étudiants peuvent travailler en groupe avec les corps de métiers présents dans l’industrie, et façonner leur réseau. »

Constat proche pour Elizabeth Maler : « Ce qui était vraiment important, pour moi c’était la multiplicité des profils d’élèves, provenant souvent d’horizons variés. Cela crée une synergie intéressante dans les projets. Ce n’est pas une formation classique. Les liens qu’entretient également l’école avec le monde de la recherche m’avaient attirée. » Et pourtant, si elle a baigné dans les jeux ludoéducatifs durant son enfance, Elizabeth « n’était pas une grande gameuse ». Contrairement à beaucoup d’autres camarades, elle ne se destinait pas à l’industrie du jeu vidéo. Un coup d’œil à son parcours étudiant permet d’en juger : car avant l’Enjmin, la jeune fille a décroché une licence en Arts du spectacle, une autre en Information-communication et un master 1 Management à l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Grenoble. Peu à peu son intérêt s’est aiguisé pour le secteur vidéoludique, un secteur qui recrute. « J’avais à cœur d’en profiter pour concevoir des jeux porteurs d’un message. » À l’Enjmin, elle cumule les casquettes de cheffe de projet – forte de ses compétences acquises lors de son master 1 - et d’ergonome. Une seconde spécialisation qu’elle connaît peu mais qui la convainc vite.

Vue de l'Enjmin intérieur

Deux ans durant, elles sont sensibilisées aux six spécialités proposées par leur cursus (game design, conception visuelle, sonore, programmation, ergonomie, management de projet), à travers des enseignements intégrés en tronc commun. Ce qui permet « d’apprendre à dialoguer avec les autres corps de métier », note Miryam. Elles multiplient rencontres et projets structurants, bénéficiant des interactions créées avec le reste du pôle Image Magelis d’Angoulême où est accueillie l’école. En ligne de mire, la participation à plusieurs concours comme Hits Playtime, véritable championnat destiné aux étudiant·e·s dans ce domaine, alors organisé par Le Monde.fr. Preuve de leur créativité – et de la qualité de leur formation, toutes deux décrochent un prix avec leur équipe pour l’édition 2013 : le Wander de Miryam se voit décerner le Grand prix du jury ; l’Aku d’Elizabeth remporte le prix du public. Bel exploit pour des étudiantes de première année !

Repérées à la Global Game Jam

Leur promo de 45 élèves ne compte que 7 filles. « Depuis la proportion de filles s’est bien améliorée. L’école a fait beaucoup en ce sens », ajoute Miryam. Cette faiblesse numéraire, c’est cependant ce qui pousse trois ans plus tard, Elizabeth à s’allier avec Estelle Charrié, émoulue de l’École des métiers du cinéma d’animation (Emca) et Diane Landais, issue de l’Université de La Rochelle, lors de la Global Game Jam 2016 organisée à l’Enjmin. Événement phare dans l’univers du jeu vidéo, cet immense hackathon rassemble cette année-là 36 000 développeurs et développeuses à travers le monde, dans 93 pays. Objectif : créer un jeu vidéo en 48h sur le thème « Rituel ». « Nous voulions travailler sur des sujets engagés, alors nous avons pitché le projet en conséquence en abordant la question du genre, pour ne pas être rejointes par quelqu’un qui aurait brider nos envies », révèle Elizabeth. C’est finalement un homme, Rafael Martinez-Jausoro du Cologne Game Lab, qui se laisse séduire par la thématique.

Dans les jours qui vont suivre, le prototype capte rapidement l’engouement du milieu du jeu. En mars 2016, Miryam rejoint l’équipe. « Le projet m’intéressait beaucoup, à la fois pour son propos et pour sa forme. Et puis, chacun avait envie de le continuer jusqu’à la commercialisation. »

Joueur

Les femmes aux manettes

Or pour cela, il faut investir du temps. Et de l’argent… Pour assurer son développement, le groupe lance une levée de fonds sur la plateforme de financement participatif Ulule. 439 contributrices et contributeurs y répondent, leur permettant de récolter 11 227 euros, et d’être repérées par un éditeur : Plug In Digital. « On a alors pu se concentrer sur la conception du jeu. Ce n’est qu’une fois A Normal Lost Phone sorti en janvier 2017 que nous nous sommes occupées des formalités administratives pour ouvrir officiellement notre studio Accidental Queens », se souvient Miryam. C’est chose faite en avril 2017, à Tourcoing. Sous la houlette des trois fondatrices Elizabeth Maler, Miryam Houali et Diane Landais, le studio se donne pour mission de concevoir des jeux porteurs de valeurs sociales. « Bien que nous soyons trois femmes fondatrices, notre but n’était bien sûr pas de faire un studio 100% féminin, mais de promouvoir l’inclusivité à travers nos créations », affirme Miryam.

Logo Accidental Queens

Briser les clichés

Homophobie, sexisme, passage à l’âge adulte, harcèlement moral… Les sujets abordés sont ancrés dans notre société contemporaine. Certaines productions cinématographiques s’en font l’écho. Mais rares sont encore les jeux vidéo à s’emparer de ces thématiques. Ses développeuses ont tenu à faire œuvre de pédagogie. Alors elles ont multiplié les tests auprès du public et pesé les mots afin d’éviter les maladresses. « Au-delà des thèmes explicites, on a aussi voulu que nos personnages reflètent la diversité de la société. » Leur but est de s’adresser à tous les publics, dont les femmes… qui depuis quelques années s’intéressent de plus en plus à cette activité (jusqu’à représenter 47% des gamers). « Il s’agissait aussi de montrer que le jeu vidéo peut être un medium, une forme artistique comme une autre. Et montrer que les femmes peuvent créer des jeux », complète Elizabeth.

L’industrie du jeu, un monde d’hommes ?

Car le milieu de l’industrie du jeu vidéo reste empreint d’une culture sexiste. Miryam et Elizabeth ont toutes les deux en mémoire des actes ou paroles misogynes. Moins touché que les grands studios de création, le secteur du jeu vidéo indépendant est cependant lui aussi en butte à ces dérives. Mais « ce n’est pas un milieu plus sexiste que le reste de la société », nuance Miryam, qui souligne les lents changements à l’œuvre.

Des réalisations en série

Au total, sept personnes, dont deux hommes, ont uni leurs talents pour développer A Normal Lost Phone. Dans la foulée, ces développeuses et leurs complices réalisent un nouveau jeu Another Lost Phone : Laura’s story, très inspiré du premier, mis en ligne en septembre 2017 et salué par la critique.

Un nouvel opus est même actuellement en préparation. Si le studio conserve la dimension narrative et le format de l’enquête, il prévoit cette fois de sortir de l’interface recrée sur téléphone. Une nouvelle réalisation qui leur permettra avec un peu de chance de poursuivre leur parcours sans faute. Verdict en 2018.